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La Gandara a donné des interviews, fait des conférences qui ont été reproduites notamment dans les revues Femina N° 283, 284, 286 et 287 des 1er et 15 novembre, du 15 décembre 1912 et du 1er janvier 1913.

Ces conférences  furent présentées au théâtre Femina avec projections de photographies d’après les commentaires d’époque.


Il venait d’ouvrir son académie de peinture. Il prenait la présidence de l’association des peintres costumiers de la mode, Antonio de La Gandara était au sommet de son art qu’il expliquait ainsi à ses auditeurs.

L’art de peindre

Je suis convié par Femina à remplir une tâche fort difficile : Ecrire quelques articles sur ‘l’Art de peindre’. Il me faudra pour cela revoir en raccourci les années successives de ma carrière, les recherches, les inquiétudes pour arriver à connaître le mieux possible mon métier. J’aborde ce sujet avec d’autant plus d’appréhension que ces inquiétudes, ces recherches continuent, plus grandes encore que par le passé.


Souvent, au Louvre, en regardant les chefs-d’œuvre des maîtres, bien souvent je me suis arrêté surpris en voyant la fin prématuré de certains de ces grands hommes : Watteau meurt à trente-cinq ans, après avoir produit une œuvre colossale, Raphaël de même et le prodigieux Giorgione. Une excellente technique, enseignée par leurs maîtres, en secondant admirablement leur génie, fut pour beaucoup dans leur procédé.


En effet, il n’est pas d’art où le métier soit plus indispensable que dans la peinture. Le cerveau le plus artiste, ne possédant aucune technique, perd la moitié de sa vie en recherches continuelles. Il faut avant tout, dans notre métier, s’appliquer à devenir un excellent ouvrier. Une fois ce but atteint, tout devient pour l’artiste prétexte à œuvre d’art : la silhouette charmante d’une femme, la splendeur d’un parc, un rassemblement dans la rue. Et quel plaisir de rentrer dans son atelier et de traduire en couleur ces impressions ! Il faut pour cela connaître admirablement son métier. Et pourtant, on peut devenir un bon ouvrier et ne pas être artiste le moins du monde.


Nous côtoyons dans la rue des êtres dont le cerveau est composé de rêves charmants ; ils mourront inconnus, n’ayant pas eu le don de produire, de matérialiser leur pensée. Ceux que je cite précédemment ne les reproduisent malheureusement que trop. Edmond de Goncourt me disait une fois : la matière est la poésie de la peinture. Rien de plus juste que cette pensée. Chardin fait un chef-d’œuvre avec une bouillotte ou un poêlon de terre, c’est que dans ces ustensiles, de même que sur un visage, il a vu et saisi une expression, une physionomie. Avec quel amour il plaçait ces points lumineux qui devaient remplir son âme de joie et de bonheur, lui procurer les plus grandes impressions d’intimité. Et l’atmosphère limpide, la matière poreuse et grasse qu’il étalait sur la toile donnait le mystère, l’intimité. Ces admirables petits tableaux étaient très travaillés : peints dans la pâte, repris dans la pâte demi-sèche, il obtenait une belle patine, il trempait pour ses fonds son pinceau dans l’atmosphère. Sa facture me rappelle celle de Rembrandt, cet autre magicien de la lumière. Comme opposition de facture, de métier, je citerai Franz Hals. Celui-ci peignait d’un coup, et ne revenait pas; dans une pâte fraîche et facile, il enlevait une figure dans la séance avec une incroyable habilité. La facture est une affaire de tempérament qui, chez les grands artistes, s’adapte toujours à leurs œuvres. Un préjugé faux est de classer les dessinateurs et les coloristes en séries différentes. Les grands génies sont parfaits. Rubens a le dessin de sa couleur, et la couleur de son dessin en harmonie parfaite avec sa pensée. Le Titien, Véronèse, Vélasquez sont aussi prodigieux dessinateurs que peintres.


Il est curieux de constater que ce sont les peuples du Nord qui sont les plus amoureux de la couleur intense, la belle Ecole anglaise du XVIIIè siècle le prouve, Reynolds, Gainsborough, etc., avec leurs beaux rouges, les riches glacis passés sur leurs étoffes. Reynolds empâtait fortement, Gainsborough peignait tout près de la toile, cela, d’ailleurs, n’a aucune importance, une grande erreur est de croire que pour faire puissant, il soit nécessaire d’empâter. Le Titien peignait très légèrement, et certaines figures de Vélasquez, peintes comme une aquarelle, ont un relief énorme, ce qui importe, c’est l’observation des valeurs.


Il est indispensable de se familiariser de bonne heure au maniement du pinceau, j’ai vu, à l’Ecole des Beaux-Arts, des élèves d’une grande habilité avec le crayon, plus tard, lorsqu’ils prirent le pinceau, non seulement ils ne pouvaient s’en servir, mais ils gâchaient ce qu’ils avaient dessiné. Je suis entré à l’Ecole des Beaux-Arts, dans l’atelier de Gérôme; nous étions fort nombreux, le patron, comme on l’appelait, venait deux fois par semaine, c’était un homme grand et maigre, à l’allure très militaire, c’était une sorte de général de Gallifet, il arrivait à cheval et au galop; en un quart d’heure, il avait corrigé militairement cinquante ou soixante élèves : ‘Pas mal’ ou ‘Mauvais’, sont les seules paroles que je lui ai entendu nous dire, pendant les quelques années passées à l’atelier. Les nouveaux débutaient aux Antiques, puis, au bout de quelques mois, montaient à l’atelier. Pour dessiner, le ‘patron’ exigeait une feuille de papier blanche et chacun de nous exécutait son dessin au moyen de cette chose absurde ‘le tortillonnage’, chacun sait que cela consiste à se servir d’un petit tortillon de papier gris, que l’on trempe dans une sorte de pâte noire et molle, appelée ‘sauce’. Dans chacun des trois ateliers de l’Ecole des Beaux-Arts se trouvaient, de mon temps, une soixantaine d’élèves, ainsi que je le dis plus haut, et je pense toujours avec tristesse, à ses jeunes dessinateurs trop scrupuleux qui, de huit heures à midi, tortillonnaient sans cesse, faisant détacher d’un fond blanc, le modèle qui se détachait d’un fond sombre. J’ai encore, dans les oreilles, le bruit de tous ces tortillons et je pense au temps précieux que perdaient ces jeunes gens qui auraient pu, s’ils avaient été mieux conseillés, faire des études sérieuses et arriver à comprendre la forme et les valeurs.


Pour les peintres, l’enseignement était aussi défectueux, les uns se servaient de la toile achetée chez le marchand de couleurs avec son horrible préparation ‘mastic’ d’autres peignaient sur des toiles enduites d’une forte préparation de blanc de céruse, les palettes étaient chargées de couleurs inutiles et nuisibles. Pourtant la composition de la palette est de la plus grande importance : quelques terres suffisent pour peindre les chairs et donnent les plus beaux tons. Combien il aurait mieux valu remplacer tous ces verts et tous ces chromes, simplement par du blanc et du noir, l’élève se serait préoccupé davantage des valeurs, ses figures auraient plus d’harmonie et ses progrès plus rapides

Il est certain que la composition de la palette dans l’art de la peinture joue le plus grand rôle. Une quantité de tons, plus ou moins agréables à l’œil, se vendent chez les marchands de couleurs, la plupart d’entre eux, d’invention relativement récente, sont nuisibles et sans solidité.


C’est vers 1830 que les chimistes en ont commencé la plus grande fabrication. Peu de temps avant cette époque, l’usage du bitume était déjà très répandu dans les ateliers; cette couleur, dont l’aspect et la matière ressemblent au savon noir, ne sèche jamais et occasionne toujours des ‘craquelures’ dans un temps plus ou moins long; évidemment, elle est une excellente ressource pour les débutants, donnant immédiatement un ton chaud et doré, mais, peu après, cette couleur devient lourde, opaque et poisseuse (voyez la triste collection Chauchard dont je parlerai) et donne sur la toile une matière semblable à de la toile cirée. Bien des grands hommes pourtant s’en sont servi, l’adorable Proudhon s’en servait beaucoup, ses toiles sont presque toutes craquelées; le génial Delacroix, Géricault en abusaient aussi, quels dégâts! Sur le Naufrage de la Méduse, on peut voir encore, pendant les grandes chaleurs, couler le bitume, des morceaux entiers de cette œuvre sont détériorés. Bien d’autres couleurs sont aussi nuisibles, je ne m’attarderai pas à en parler, mais souvent je pense combien les progrès de la chimie ont fait de tort à la peinture en créant toutes ces mauvaises couleurs.


Allez dans un musée et vous pourrez constater que les tableaux de 1830 sont beaucoup plus vieux et plus détériorés que ceux qui furent peints, il y a deux, trois ou quatre siècles : Vélasquez, Rubens, Frans Hals, Van Eyck, la plupart des Primitifs sont aussi frais que s’ils avaient été peints hier.


La préparation de la toile est également de la plus grande importance: une belle touche de blanc glissée sur un fond grès ou sur un fond de brun rouge peut avoir un éclat, une qualité magnifique; cette même touche posée sur la préparation du marchand de couleurs paraîtra terne et sale. Il faut le moins de tons possibles sur une palette, moins ils seront tripotés les uns avec les autres plus ils conserveront leur éclat. Quelle erreur de se croire coloriste parce qu’on emploiera des bleus, des rouges, des verts à l’infini. Simplement, avec du noir et du blanc, le grand artiste Carrière a fait des tableaux d’une couleur exquise : les Rembrandt, les Titien sont une coulée d’or. Quelle simplicité dans ce chef-d’œuvre; l’Homme au Gant du Titien, je ne vois ni vert, ni bleu, ni rouge, ni violet.


Dans les chairs surtout, on ne saurait être trop sobre, je voudrais énumérer quelques unes des couleurs les plus belles et les plus puissantes indispensables pour peindre une figure, je citerai le blanc argent, l’ocre jaune, la terre de Sienne naturelle, la terre de Sienne brûlée, le brun rouge, le noir d’ivoire ; on obtiendra, en les mélangeant, les tons les plus fins et les plus délicats. Les grands maîtres de l’Ecole française, de l’Ecole anglaise ou allemande, de l’Ecole espagnole ou italienne ont, tous, employé très peu de tons.


Il y a une tradition, je dirais même une parenté entre ces grands hommes. On éprouve la même impression, le même sentiment de recueillement devant une tête de Holbein que devant une tête de Vélasquez; l’Allemand avait une facture patiente, méticuleuse, peignant poil par poil une moustache; l’Espagnol la peignait d’une touche; le tempérament diffère, l’aspect est le même. Certainement, les couleurs indiquées plus haut ne seraient pas suffisantes pour peindre un paysage, il est indispensable d’ajouter le bleu d’outremer, le bleu de cobalt et des cadmiums.


Bien souvent, j’ai entendu dire à mes confrères tous les moyens sont bons si l’on arrive à un résultat, c’est une phrase vide de sens et qui ne veut rien dire, il faut dans notre métier, ainsi que je l’ai dit plus haut, être un excellent ouvrier, procéder avec méthode. Lorsque ces grands peintres commençaient une figure, ils pensaient d’abord à la mise en toile, puis à la construction, au dessin, et à l’harmonie générale. L’observation scrupuleuse de ces trois états est la première chose à conseiller à celui qui étudie; c’est le meilleur moyen pour arriver à une exécution certaine et rapide. Le peintre qui s’affole sans réflexion, mélange ses tons avec furie, sur une figure qui n’est pas suffisamment construite, perd infiniment de temps; le lendemain, il s’apercevra que le point lumineux d’un œil, le plan d’un maxillaire, ne sont pas à leur place, il sera donc obligé de gratter, de rechercher, de refaire son dessin. Après tous ces tâtonnements, la couleur se fatiguera, l’exécution de ce fougueux deviendra incertaine et pénible.


Les Vénitiens préparaient leurs figures en grisaille, leur donnant l’apparence de statues ; lorsque cette préparation était achevée, un peu de rose sur les lèvres, du bleu dans les yeux animaient la statue ; l’œuvre était accomplie sans que l’effort, ni la difficulté paraissent ; c’est là le propre de la virtuosité

Bien souvent, j’ai entendu dire : ‘Les voyages, non seulement forment la jeunesse, mais sont indispensables à l’artiste !’ C’est une erreur presque aussi grande que de classer les grands peintres en dessinateurs et en coloristes.


Un des plus prestigieux génies, Rembrandt a passé sa vie dans la rue des Juifs à Amsterdam et c’est là qu’il produisit la plupart de ses chefs-d’œuvre. Albert Dürer n’a jamais quitté Nuremberg. Vers la fin de sa courte existence, Watteau fit un court séjour à Londres, il revint peu après en France pour mourir. Et Vélasquez n’aurait peut-être jamais quitté l’Espagne si Philippe II ne l’avait envoyé en mission en Italie. Il en est de même pour Titien, Raphaël, Véronèse.


Je m’étonne toujours quand j’entends mes confères dire leur désir de voyager. Quant à moi, il me semble que je ne vivrai jamais assez vieux, pour connaître et comprendre les merveilles de la France. Toutes les sources de beauté, tous les enseignements, je les trouve à Paris. Bien que je n’aie pas voyagé, je dis que rien ne peut être comparable à la place de la Concorde, aux ponts, aux quais de la Seine; à la magnificence et à la somptuosité de Saint-Cloud, de Versailles, et, je le répète, l’artiste n’aura pas trop de toute son existence pour en comprendre et en traduire la beauté. C’est pourquoi chaque voyage me paraît une perte de temps.


Ma passion pour le Musée du Louvre remonte à mon enfance. Je me souviens de ma joie les jours de sortie du lycée, lorsque j’allais y passer mes journées, à mesure que je comprenais, mon bonheur s’augmentait, et ces visites sont restées pour moi un sujet d’étude, de plaisir et d’encouragement. Malheureusement, comme le bonheur complet n’est pas de ce monde, il a fallu qu’on installe une collection Chauchard. Je voudrais vous en dire quelques mots; et comme elle est située tout au bout du Musée, je pourrai vous servir de guide à travers ces salles que je connais peut-être mieux que mon atelier.


Cette collection a été placée dans de petites pièces laides de proportions, tristes, sombres, mal aérées, comme l’atmosphère des tableaux qui la composent. Etant située, ainsi que je viens de vous le dire à l’extrémité du Musée, il faut, pour y arriver, passer d’abord par la salle Lacaze, que j’ai connue si belle, si complète autrefois, avant ses ‘remaniements’. Là se trouve le Pierrot de Watteau, avec ses blancs crémeux, son paysage enchanté; à droite du tableau, un Pierrot Noir sur un âne dont l’œil est si beau; à gauche une mascarade et des tons roses, beaux comme ceux des Vénitiens. De Rigaud, un magnifique portrait du Cardinal de Polignac, des Fragonards d’une couleur si fraîche, d’une touche si franche. Les natures mortes de Chardin, ce magicien en gris de la lumière. Je remarque dans cette salle trois personnes !!! Ensuite, c’est la salle des trois cheminées avec le célèbre Radeau de la Méduse, de Géricault, et ce beau cuirassier pâle, descendant d’une colline et retenant son cheval; personne ne parla de ce magnifique et impressionnant tableau, d’ailleurs si mal placé. Plusieurs toiles exquises de l’adorable et poétique Prudhon : l’Impératrice Joséphine, dans une pose charmante, gracieuse, onduleuse comme un cygne sur un fond mythologique d’une lueur surnaturelle. Des personnes passent dans cette salle. Pas une ne regarde !


Après avoir traversé les richesses de la galerie d’Apollon, où se trouve le splendide plafond de Delacroix : Apollon tuant le serpent Python, nous arrivons dans le Salon Carré. Ici, c’est une atmosphère de chefs-d’œuvre, et l’on est pris d’un recueillement religieux, semblable à celui qu’on subit en entrant dans une Eglise. C’est que dans l’encoignure de gauche se trouve l’Homme au Gant, du Titien, au maintien si noble : dans son regard grave, on peut lire toute l’histoire de Venise, mieux que dans n’importe quel historien. Et comment la beauté de cette matière fluide et dorée qui ne sera jamais surpassée. A côté, le grand tableau des Noces de Cana, œuvre d’un surhomme; au-dessus d’innombrables personnages, d’un arrangement et d’une couleur d’une richesse inouïe, glissent sur un ciel bleu de beaux nuages tout remplis de la lumière. Plus loin, à droite, de Léonard de Vinci : La Vierge sur les genoux de Sainte-Marie, ce divin tableau qui m’émeut encore plus que la Joconde, enlevée avec tant de désinvolture. De l’autre côté la petite Infante en gris et en noir de Vélasquez, modelée comme une fleur. Ici, seule, une jolie fille est arrêtée ; par moments, je la vois lever les yeux vers le plafond, puis les abaisser vers les quatre clous de la Joconde.


Maintenant, c’est la longue galerie, presque aussitôt, un immortel chef-d’œuvre de Mantegno : Le Crucifiement, ce tableau paraît avoir été trouvé dans l’intérieur d’une pierre divine : la Douleur des Saintes Femmes, la Sérénité du Christ, tout cela est tellement sublime, tellement vrai, qu’il semble que ce drame divin a été transmis sur ce panneau, comme l’empreinte de Notre-Seigneur sur le linge de Sainte-Véronique. Une toile du Caravage : un homme en armure, dans une pénombre dorée, suivi d’un page qui a des bas rouges ; c’est une des toiles qui me causent le plus d’impression. Du puissant Ribera : Un Saint-Jérôme et une Mise au tombeau d’une pâte magnifique. Un tableau de Murillo, qui me passionne : la Cuisine des Anges dans le coin à droite une prodigieuse nature morte. Plus loin, le Cardinal de Richelieu du grand peintre Français, Philippe de Champagne, et son autre tableau : Les Deux Sœurs grises, l’une à genoux, l’autre en prière, œuvre de recueillement, d’un si beau sentiment, d’une vision si pure, si grande. Puis la série des Rembrandts, ce prodigieux magicien du Clair obscur. Et le beau noble Charles Ier, de Van Dyck. Nous voici arrivés, à la nouvelle salle consacrée à Rubens : Rubens, c’est la corne d’abondance, le bonheur de vivre ; son pinceau est semblable à la baguette d’un enchanteur, créant les fruits, les fleurs les plus belles, les carnations les plus savoureuses ; les dieux, les déesses de l’Olympe, circulent dans les jardins d’Armide baignés d’une lumière surnaturelle. Et nous sommes arrivés à la fameuse collection. Son portrait, œuvre de Benjamin Constant nous reçoit, le donateur est représenté assis et en redingote, avec une figure en pain d’épice, de chaque côté de laquelle pendent ou plutôt coulent deux longs favoris en sucre ou en saindoux. A droite, à gauche, des paysages de l’Ecole de 1830, dont les arbres en réglisse trempent ou se reflètent dans des marres de bitume. Ces toiles excitent le plus vif intérêt. Beaucoup de monde ici. Mais, devant le 1814 de Meissonnier, la foule est tellement dense qu’il est même difficile de respirer. Beaucoup de dames ont des loupes, tous les Messieurs ont sorti la leur, et, c’est à qui s’approchera de plus près pour voir, pour admirer ce fameux 1814 : conception mesquine, mais cliché admirablement venu : ciel en fer blanc, soldats de plomb, pas un bouton ne manque.


A droite et à gauche de cette œuvre, sont pendues différentes petites décalcomanies qui servirent paraît-il, d’études à ce tableau. Après avoir distingué quelques charmants Corot, et un Parc à Moutons de Millet, œuvre pleine de grandeur, j’ai regagné les belles salles, et je pensais à Philippe de Champagne, à Watteau, à Chardin, à Fragonard, et au divin Prudhon, véritables représentants, ceux-là, de la grande, de la belle Ecole Française

Le secret de garder toute neuves les impressions de l’enfance. Le véritable artiste est celui qui inconsciemment a gardé les sensations de son enfance. Plus tard, lorsque nous revoyons les lieux où s’est écoulée notre enfance, les meubles sous lesquels nous nous blottissions, nous sommes étonnés de leur petitesse. Je me souviens d’un petit pavillon Louis XVI, qu’habitaient mes parents à Passy; il y avait un jardin orné de quelques statues. Quelles émotions j’éprouvais lorsque je m’y croyais perdu ! Il me semblait que j’allais voir surgir le Nain Jaune, le Rameau d’Or ou la Fée Rousse, ces héros, charmantes images d’Epinal, que j’entendais lire le soir. Nous ne devrions jamais revoir ces endroits d’enchantement, c’est toujours une désillusion, les meubles n’ont plus de mystère, le jardin n’est plus enchanté. L’enfant, a donc inconsciemment, du génie.


Il y a quelques années, Verlaine était venu me voir, la journée était splendide. Tout à coup une fanfare se fait entendre, puis le bruit des cavaliers qui passaient : ‘Qu’est-ce donc ?’ me demande Verlaine : ‘C’est, lui répondis-je, le Président Carnot qui se rend en matinée à l’Odéon’. Aussitôt, il se lève, prend son chapeau, et très pressé et déjà essoufflé me tend la main : ‘Au revoir, au revoir, il faut que j’aille voir cela’ et il dégringola aussi vite les escaliers que le lui permettaient ses pauvres jambes. Ce grand poète avait raison, il courait s’amuser avec le même plaisir que nous éprouvions, lorsqu’au lycée nous entendions la cloche sonner la récréation.


Comme nous subissions les saisons ! Quels souvenirs de beauté elles nous ont laissés ! Avec quelle joie, l’hiver, nous regardions, le matin, les immenses et minuscules forêts de sapin, les sentiers, les montagnes dessinés, pendant la nuit par le froid rigoureux, puis le plaisir infini des glissades, la joie des boules de neige.


Ma plus intense, ma plus ancienne sensation d’une magnifique journée d’été se passe à Blois, près des grands arbres du Mail, une immense charrette de foin qui passe et dont je respire le parfum.


L’excellent peintre, Auguste Boulard, qui mourut il y a quelques années presque méconnu, me racontait que souvent son ami Corot, bien qu’âgé de soixante-dix ans, montait à la chambre de ses enfants, et prenait un grand plaisir à jouer avec eux aux bulles de savon. Lorsque, par hasard, Whistler vendait un de ses tableaux, il s’offrait de belles porcelaines bleues et blanches. Rembrandt avait la passion des bibelots, et je suis certain que les grands Vénitiens, Tintoret, Véronèse prenaient un plaisir infini à confectionner les poupées qu’ils allaient habiller et draper pour étudier les effets de l’ombre et de la lumière.


L’artiste, qu’il soit peintre, poète ou musicien, produit avec le même plaisir que l’écolier qui fait une esquisse tandis que le professeur a le dos tourné. On raconte que Corrège, souvent en extase devant une Vierge de Raphaël, murmurait : ‘Et moi aussi je suis peintre !’ Corot, interrogé par un passant qui lui demandait pourquoi il avait reproduit un lac dans son tableau, tandis qu’il y avait une plaine devant lui, répondit : ‘Par cette journée torride, j’ai éprouvé le besoin de me rafraîchir’.


Que sont-ils devenus ces jeunes gens graves et appliqués, si consciencieux, que je reconnais souvent au Luxembourg marchant devant leurs parents ? Ces jeunes gens si bien, studieux, qui ne se retournaient jamais pour voir passer une femme, exacts à l’heure du dîner, qui ne courraient jamais vers un rassemblement. Que sont-ils devenus ?


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