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En Jardinant avec Bergson

From Michel Georges-Michel

1926


" M. Antonio de La Gandara est le peintre des élégances exceptionnelles. Rêveur sombre et fiévreux, tour à tour inspiré par Gréco et fasciné par Watteau, il débuta à cette époque où la littérature décadente brillait de ses derniers feux : Goncourt mourait, Samain pâlissait sur l’or rouge de ses vers ; Mallarmé devenait sphinx et Jean Lorrain jetait ses premières escarboucles. Comme ces grands artistes et comme le voulait l’époque, La Gandara chercha la poésie dans le morbide, la grandeur dans la mélancolie et la lumière dans la seule lueur d’un regard ou d’une gemme. Son atelier devint un musée de spectres habillés de 'soies exténuées', d’automates en tralala, de mortes poudrées, fardées, baguées : le Gréco habillé par Watteau. Ce fut un délire chez tous les amateurs de rare et d’anormal. Il y en avait alors ! Les mondaines les plus neurasthéniques, les Américaines en avant de la mode, les écrivains de préciosités, les comédiennes morphinomanes et tous les détraqués de Paris se précipitèrent chez 'leur peintre'. M. de La Gandara choisit pour s’amuser, quelques modèles et renvoya les autres.


Et depuis longtemps, il ne peint plus que les plus aristocrates figures. Pourtant, il ne s’est pas dégagé tout à fait d’une atmosphère d’orage et conserve le goût des étoffes chatoyantes et des bijoux troublants, l’amour des regards d’au-delà et des fonds de mystère : rideaux de contes d’Hoffmann, ou paysages d’Edgar Poe. De temps en temps, un de ses envois à la Nationale nous rappelle le La Gandara d’il y a vingt ans. Hier, il conviait chez lui la plupart des Parisiennes et des Parisiens notoires.


Don Quixote'- Je viens de terminer mon Don Quichotte, leur écrivait-il. Depuis des années, j’étais hanté par cette grande figure, la plus noble de l’ancienne Espagne…'


Tous les Parisiens se rencontrèrent donc dans le sombre atelier de la rue Monsieur-le-Prince entre trois ou quatre milliardaires yankees jacassantes et excentriques : diamants aux talons, dans les cheveux, dans les dents et que regardaient jalousement une demi-douzaine d’authentiques duchesses des Balkans alourdies de bijoux, de fards et de perruques. Mais devant la toile, voici que se réconcilient Arthur Meyer et Antonin Dubost.

- Somptueux ! clame l’un.

- Héraldique ! s’écrie l’autre.


Mme la duchesse de Rohan, tendre noblesse, pleure sans honte au souvenir des malheurs du vaillant chevalier. Le comte de Périgord ne dit que deux mots : 'Shakespearien, dantesque !'


La baronne Lippe, la comtesse Gloria, la comtesse Morosini et Mme de Sommyerre, et Mme Schekewitch, d’admiration laissent leur thé refroidir dans les tasses Empire; M. J. Ernest Charles ni même Mme Muhlheld ne trouvent rien à dire. Mme Ida Rubinstein cesse de regarder son portrait pour toiser l’hidalgo peint sur la toile, le poing sur la hanche, la lance à la main, la figure ravagée, écrasée, meurtrie autour du regard bleu, candide. Et ceux que la presse empêche de voir font le tour de l’atelier. M. Lozé discourt avec bonhomie devant une Place de la Concorde qu’exposera le peintre et dit à Maurice Verne, fleuri comme le printemps :

- Dans ce coin de la place de la Concorde, sous le Boulangisme, j’ai fait arrêter le fameux député-ouvrier et qui ameutait la foule. Ah ! Aujourd’hui, on n’oserait plus !…

M. de Montesquiou, le coude sur le petit doigt pâme devant des hortensias bleus, et la jolie Mme Dorin s’écrie :

- Mais le maître a peint son propre portrait !


Et l’on se retourne vers une sombre figure droite dans une mante à la Quiroga, front raviné, œil de jais. Et dans la vitre se mire soudain tous ceux qui furent les modèles du peintre. Et voilà que se superpose, énorme sur l’artiste gris et noir, reflétée dans toute sa hauteur, la longue figure du Chevalier de la Manche : idéalisé, cette représentation de Don Quichotte qui jusqu’ici ne fut tributaire que de la caricature, dégagée, toute la généreuse pensée qui hantait ce pitoyable et sublime utopiste."


De Renoir à Picasso - Les peintres que j’ai connus

1954


"(...) Les murs mêmes de son atelier de la vieille rue Monsieur-le-Prince, aux planchers et aux meubles anciens bien cirés, étaient peints de gris sombre. Et il y recevait sanglé dans un dolman de velours, les reins cambrés, mais sans pose, avec une pointe de négligence toute espagnole, ses bottines vernies non boutonnées. Les cheveux, les yeux et la moustache très noirs, luisants dans une peau mate, la voix discrète, il était un parfait grand seigneur et accueillait ainsi toute la gentry, d'Arthur Meyer à Boni encore fringant, de la Cavalieri à la duchesse de Rohan.


(...)  La duchesse était debout parce que La Gandara avait un principe. Quand il invitait Paris à venir contempler ses toiles, 'ni thé ni chaises' ou bien, au lieu de regarder les portraits, c'eût été la causette, le cancan, et les gens se fussent attardés au lieu de défiler  devant les chevalets.


Mais quand il était seul, quel homme délicieux. Bien souvent je l'ai regardé peindre, ce qu'il faisait lentement, mais avec une sécurité!


- Ce portrait qui n'est encore que dessin‚ c'est celui d'un anglais: je vais commencer à gauche en haut et continuer jusqu'au bout de la toile, en bas, à droite. C'est ainsi que peignait Vélasquez ...

Puis: Il y a une femme qui m'a parlé de vous et de qui je fais en ce moment le portrait. C'est Ida Rubinstein.

- Oui, j'ai vu un bien beau buste d'elle chez le sculpteur russe Naoum Aronson.

- Elle va monter d'intéressantes œuvres au Châtelet, de Verhaeren, de Gabriele d'Annunzio. Claude Debussy doit écrire la musique. Elle a lu une de vos chroniques sur les Ballets Russes, elle aimerait que vous parliez d'elle et de ses spectacles. Voulez-vous bien prendre rendez-vous avec elle, vous me feriez personnellement plaisir. Elle habite place Vendôme, à l'hôtel Bristol où elle a loué 'l'appartement des rois'.

 'Oui, c'est une créature très somptueuse. Par exemple, quand elle commande un manteau, chez Worth, elle fait d'abord couper le métrage nécessaire, puis exige que l'on détruise le reste de la pièce devant elle, comme l'on fait des cuivres de gravures à tirage limité. Ayez la complaisance de la complimenter sur ce qu'elle veut entreprendre. Comme elle est russe ne craignez pas, avec les fleurs de lui envoyer le pot à la figure. Quand elle n'est pas contente, elle fait comme le lama: elle tourne la tête de profil et avance le menton... Mais très intéressante, ayant chassé le lion noir en Anatolie et couché sous la tente en Ethiopie'.


J'allai voir Mme Ida Rubinstein à cet ancien hôtel Bristol. Elle y avait loué, non pas un, mais les deux appartements des rois, réunis pour elle. Mme Ida Rubinstein me reçut, toutes portes ouvertes jusqu'au dernier salon où elle était assise sur une sorte de trône; elle voulut bien me tendre la main, sous son zaimph et me faire signe de m'asseoir, presque à ses pieds.

Elle me dit ses projets, qui étaient intéressants. J'attendais le moment de lancer mon pot de fleurs, ainsi que me l'avait demandé le doux La Gandara.

Quand Mme Rubinstein me dit avoir loué la salle du Châtelet, je crus le moment arrivé:

- Ainsi, dis-je, sur cette seule place brilleront les deux plus grandes étoiles de l'art théâtral...

- Lesquelles ? demanda cette dame avec hauteur.

- Mais Sa... pardon, Vous et Sarah Bernhardt.


La lèvre de Mme Ida Rubinstein se crispa, elle me fit contempler son profil gauche, finement découpé dans le contre-jour de la fenêtre, et avança comme une reine des négresses à plateaux n'aurait pu le faire, sa délicieuse lèvre inférieure. L'audience était terminée.


Je dois dire que depuis, j'ai revu cette grande mécène dans une simplicité charmante, qu'elle prit des leçons de diction avec Sarah et que Paris, les lettres et la musique lui doivent beaucoup de leurs plus grandes réalisations scéniques.


Une autre célébrité dont la Gandara fit un portrait retentissant, ce fut Jean Lorrain, ce magnifique chroniqueur, dont la compréhension 'artistique' n'allait guère que de Lalique à Gustave Moreau de qui il eût aimé être un des personnages. Quand on pense que Lorrain tenta de ridiculiser l'énorme Balzac de Rodin!…


Lorrain! Ah! que je me le rappelle bien, un toupet de cheveux 'auburn', brinquebalant sur son front raviné, ses sourcils crispés au-dessus de deux lourds yeux 'glauques' encapotés dans des paupières où brillaient, comme sur sa moustache, quelques points de poudre d'or: le menton extrêmement long, les épaules hautes, la main aux doigts fins crispés et terriblement bagués, sur sa hanche.


Jean Lorrain- Faites-moi sain, mon cher. Ils croient tous que je suis malade et drogué parce que j'ai écrit quelques contes... Mais je hais les drogues comme toutes les pharmacies, d'ailleurs. L'opium, la morphine, tout cela me donne le haut-le-cœur, presque autant que toutes ces mondaines que je suis obligé de fréquenter. Parlez-moi d'un beau port de mer, plein de gars et de filles solides... N'est-ce pas, Biscuit ?

Biscuit était le secrétaire de Jean Lorrain. Les écrivains eurent toujours d'étranges secrétaires. Rappelons-nous celui d'Apollinaire et de Salmon!... Lorrain avait ramassé celui-ci sur je ne sais plus quelle berge de la Seine. Biscuit avait pour chemise un tricot de marin, mais portait des gants disparates, un jaune serin, l'autre noir à baguettes, mais des gants, un chapeau haute-forme et des pantalons à damiers. Il partait des huit jours, et on le retrouvait prédicateur à l'Armée du Salut.


Ou bien Lorrain recevait une lettre éplorée et devait aller réclamer son secrétaire au poste où on l'avait conduit pour quelque peccadille.


En posant chez le peintre, Lorrain dictait un de ses pall-mall … Biscuit, l'envoyait en courrier au Journal et nous époustouflait d'autres histoires, jusqu'à l'arrivée de Robert de Montesquiou, le coude sur le petit doigt, le faux-col dans un cache-nez et la voix au-dessus du plafond.


Un dimanche que j'allais le voir, La Gandara était plongé dans un numéro du Journal  où la première page presque toute entière était consacrée au dernier album de Sem, une sorte de 'Ne décrochez plus rien' où le célèbre caricaturiste, se gaussant des modes de l'année, représentait les plus élégantes femmes du moment, les un(e)s vêtues en cocher de fiacre, les autres boudinées comme des charcuteries, celles-ci en gamines malgré leurs soixante-dix ans, d'autres... Rombières entortillées de falbalas à faire pleurer des commères de revues, ceintures aux genoux et volants sur l'épaule.


C'était la mode des robes dites 'entravées' et à certaines, Sem avait donné des jambes et même des sabots de cavales…


- Telle est la force de ce talent, me dit La Gandara, qu'il imposerait sa vision si on ne réagissait avec vigueur, et que l'on ne verrait plus jamais telle jolie femme qu'habillée comme la dessina Sem, et avec les moindres imperfections qu'il a notées, soulignées, à peine exagérées. Aux Courses, je vois exactement ses bonshommes comme il les a présentés et je suis certain que dans vingt ans, et davantage, tant sa vision et sa prévision sont justes; ils seront ceux exactement qu'il a croqués, même si les modes changent. Alors nous parlâmes de modes féminines et cet homme qui avait fait les portraits de presque toutes les élégances d'un demi-siècle, me dit:

- Mais souvent le caricaturiste a tort, à cause même de la vérité. Mais au lieu de synthétiser la mode de son époque, comme l'a fait Guys par exemple, ou  jadis Vélasquez, Goya, il a saisi un passage, une forme d'évolution, un moment intermédiaire, mais qui aboutira à quelque chose. Evidemment il y a trop de chiffons, de cerceaux, d'accessoires en ce moment. Il y en eut toujours. Toutes les modes furent belles à travers les grands peintres. On cite toujours, en pâmant, la robe Watteau. J'aurais bien voulu voir les commères ou les simples bourgeoises dans ces atours: référez-vous en aux figurantes de théâtre. Il y eut, comme aujourd'hui, de terribles erreurs 'accidentelles'. Pour ne pas remonter bien haut, la 'tournure', par exemple, et qui n'arrivera jamais à nous séduire, malgré Stevens, malgré Rops, malgré Chéret, Seurat. Les femmes y aidaient pourtant. Le paradoxe vivant est là que le corps de la femme s'adapte intimement à la mode, et ses gestes. Les modèles de Boucher ne sont-ils pas roses et potelés, et ceux de David presque roides ?... Que demain la mode devienne un peu sportive: vous verrez les muscles saillir sur les bras de femmes. Les erreurs! Elles s'éliminent vite, d'elles-mêmes. La plus belle robe sera néanmoins celle qui suivra le plus intimement le corps humain, sans cerceaux, tournures ou corsets..."


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