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La Revue Illustrée
From Tristan Klingsor
February 1st, 1900
"La taille assez haute enfermée dans la veste de velours, le visage brun, d’ovale légèrement allongé, les yeux profonds et clairs sous d’épais cils noirs, la moustache courte cachant le sourire un peu hautain des lèvres, tel un descendant de grands d’Espagne : Antonio de la Gandara. Espagnol du reste par son père, quoique né à Paris en 1862 ; espagnol encore et surtout par sa très spéciale vision d’art. Il semble qu’il demeure dans sa voix un reste imperceptible de l’accent musical des madrilènes, quand il explique que tout le talent pour lui c’est de rendre avec sincérité le ton d’une fleur ou d’une bouche. Il doit aimer Chardin disait jadis Goncourt, et il ne se trompait pas. Le duveté d’une peau de pêche, le grain doré d’une grappe de raisin, la chair d’un fruit coupé, le reflet d’un verre de vin sont toutes choses dont Chardin savait donner la vivante illusion et qui sont pour l’œil subtil d’un Gandara une caresse d’un charme incomparable. Watteau aussi l’enchante pour la perversité ingénue de ses marquises, et Janet Clouet pour la ligne des visages et des mains fines de ses personnages ; mais avant tout Vélasquez. Et le Vélasquez, peintre des jardins comme le peintre des portraits. Aussi bien le peintre des empâtements comme de la première manière que le merveilleux improvisateur de la fin de sa vie. Avez-vous vu au Champ de Mars l’année dernière les deux paysans de la Gandara ? C’est un vieux et une vieille au nez crochu, aux joues terreuses et creusées, aux mains d’une excessive maigreur ; la vieille à la tête serrée dans sa coiffe blanche, le vieux dans son bonnet de coton noir ; La vieille tient un livre ouvert, un livre usé et jauni, et le vieux s’appuie sur un bâton. Tout cela est venu en pleine pâte : les coups de brosse ont laissé leurs rides sur la peau ratatinée et recuite des figures. ; le pinceau a dessiné à même la couleur les lèvres minces du vieillard, les yeux vitreux de la vieille enfoncés sous les arcades sans sourcils, tandis qu’une sorte de feu intérieur anime encore les yeux malicieux du vieux. C’est du véritable réalisme et du meilleur. Et il faudrait résumer cet art d’un mot connu : l’expression de l’impression.
Car La Gandara rend ce qu’il voit autour de lui. Et il sait voir. Il est le peintre des contemporains. Il n’a que faire des défroqués du passé. La vie moderne des villes lui plait, et par-dessus tout celle de Paris. Il habite près du Quartier Latin qui le distrait avec ses filles à robes ridicules et adorables et avec ses princesses de bar à grands chapeaux à plumes. Et le boulevard aussi l’attire, dont il donnait jadis une série d’effets de nuit. Donc, l’expression de l’impression. Mais de l’impression choisie. Ses modèles il ne saurait les prendre dans la nature sauvage. C’est un 'civilisé'. C’est un délicat. C’est un raffiné. La mélancolie imposante d’une forêt ne saurait l’émouvoir autant qu’ 'un jardin taillé comme une belle dame'. Ses paysages, un coin des Tuileries ou du Luxembourg dont il est voisin. Il affectionne les parcs ? Son pinceau s’amuse des allées de sable, des carrés de verdure, des boulingrins, des touffes éclatantes de géraniums, d’une colonnette de pierre, des jets d’eau qui ont la courbe frêle d’une robe de mousseline. Et la couleur de ses toiles conserve la beauté crue de l’herbe, le rouge des fleurs, la rouille des feuillages, et tout cela s’harmonise admirablement.
Cette prédilection pour l’impression choisie, Antonio de La Gandara la transpose dans ses portraits. C’est là qu’il est incomparable.. Il sait l’indéfinissable et captivant intérêt qui se dégage des lignes d’un visage. Pour lui, il n’y a pas de paysage qui puisse rivaliser d’expression avec une tête humaine, de mystère avec une main oisive, de grâce avec un corps de femme. Il sait que rien n’est impressionnant comme ses personnages immobiles et muets, mais vivants. Et ils vivent. Ce ne sont pas les souffreteuses apparitions des préraphaélites, les femmes de légende au charme un peu convenu d’une peinture de rêve. Non : les personnages de La Gandara vivent vraiment, dans une réalité exquise et discrète. Mais se sont avant tout des êtres de 'race'. Il y a de la nervosité élancée du lévrier en eux. La fraîcheur des lèvres et des joues, la délicatesse du nez et des oreilles, l’ovale des fronts, l’exiguïté des mentons, la minceur du cou et des poignets, la féminité des mains surtout, la distinction voulue du geste et de l’attitude, tout cela les marque d’une élégance aristocratique et pure. Et c’est en même temps des portraits de 'style'. Ce qui revient d’ailleurs à répéter encore et sous une autre forme qu’une vie mystérieuse transparaît en eux. Car qu’est ce que s’élever jusqu’au style, sinon donner au personnage l’expression, le geste, l’attitude qui lui convient le mieux, qui est la fonction naturelle à laquelle il est intimement destiné, qui est par conséquent comme un schéma de vie ?
Voilà ce qu’on ne redit pas assez. Voilà ce qui fait l’incontestable maîtrise. Le paysan dont je parlais plus haut, le paysan aux mains osseuses les appuyait simplement sur son bâton de coudrier, et s’était bien leur geste habituel ; mais ces mains fines, ses mains qui sortent des manches de tulle à dentelles, ces mains dont l’annulaire est bagué de pierreries, quel autre geste leur eût mieux convenu que celui de prendre entre les pouces et les index la tige de cette rose rouge, le petit doigt un peu écarté et de la fixer à la ceinture ! En un mot, Monsieur de La Gandara ne fait pas 'un portrait' de son modèle, il en fait 'le portrait'. Chacune de nos émotions, de nos sensations, de nos pensées, chacun de nos désirs, de nos espoirs, de nos sentiments secrets, allège continuellement notre apparence extérieure ; à chaque minute, à chaque seconde quelque chose de nous est changé et nous ne sommes déjà plus semblables à nous-mêmes. Au peintre de savoir discerner dans ces images fuyantes l’image unique qui est notre véritable image. De savoir fixer dans la mobilité imperceptible des lignes d’une physionomie son aspect caractéristique, de savoir résumer d’un geste la multiplicité de nos différentes attitudes. Et je ne vois personne qui est à un aussi grand degré que Gandara ce sens intérieur dont manque les faux artistes.
Aujourd’hui Antonio de La Gandara est célèbre. Entré à l’atelier de Gérôme à quinze ans à peine, il envoyait aux Champs Elysées quelques années après en 1883, un Saint Sébastien, pour rester près de dix ans sans exposer à nouveau. Il reparut en 1892 au Champ de Mars et chez Durand-Ruel. De là date sa renommée. La comtesse de Greffulhe, Mme de Montebello, la princesse de Chimay, le prince de Sagan, le prince Borghèse furent ses aristocrates portraiturés. Il devint alors la coqueluche du faubourg et le peintre favori des frêles patriciennes, dont les aïeules étaient duchesses, marquises ou dames d’atours à la cour du Roy. Il fut le rival heureux de Boldini qui demeurait joliment maniéré et quasi caricatural, pendant qu’il atteignait, lui, à la pureté du style. Quelle séduction byzantine dans son portrait de la comtesse de Noailles dans les boucles de cheveux noirs étrécissant le front de la tête fine et impressionnable aux pommettes légèrement colorées, dans la maigreur des genoux croisés sous la jupe de soie bleu-pâle, dans la souplesse gracile du buste, dans la courbe flexible du bras frêle comme un cou de cygne, allongé nonchalamment en arrière et appuyé à peine du bout des doigts fluets sur un coussin… L’an suivant, se fut la dame en vert, 'serrée, elle aussi écrivait Jean Lorrain, dans la robe de vert gris au corsage un peu raide, le bouffant des manches exagérant encore la minceur du cou.' Toile singulière d’où se dégageait tout le mystère de la rêverie, et qui conquis à Gandara l’admiration des raffinés. Puis il peignit Sarah Bernhardt et son crayon alla cerner de son trait sur la silhouette sèche et d’un charmant précieux de Montesquiou, la distinction pure et sans affectation de Lecomte de Lisle, la laideur étrange et délicate du vagabond Verlaine.
Il n’y a du reste que bien peu d’artistes qui possèdent un dessin aussi certain et aussi précis que La Gandara. Pas d’enchevêtrement épais et indécis de fusain, pas d’ombres barbouillées qui cherchent à cacher l’insuffisance du tracé : une ligne nette du coulé pour circonscrire la forme d’un visage ou d’une bouche et le raccourci d’un bras avec un léger rehaut d’estompe, et c’est tout. Mais tout est parfaitement indiqué d’une simple courbe. Voyer cette jeune femme étendue et adossée sur un divan: quelle justesse dans le contour du menton de trois-quarts, quelle franchise dans la ligne presque droite du nez, quelle netteté dans le dessin des sourcils, de la commissure des paupières, de l’iris des yeux, du retroussis des lèvres, de la coquille de l’oreille. Le bras retombe le long du divan, quel abandon et quelle race dans la main nue, et comme on sent que la pointe du crayon s’est amoureusement promenée avec aisance autour de la finesse du poignet, des doigts allongés et des ongles taillés. Voyez aussi le portrait du poète Jean Moréas. En quelques traits, le visage hautain, le plissement vertical du front cachant le sourire, les boucles de cheveux et l’œil à monocle, les moustaches en croc, le nez aquilin, tout est déterminé de façon si extraordinairement exacte et avec l’expression si personnelle qui distingue et caractérise le modèle, qu’on pourrait croire à un décalque de la nature elle-même, s’il apparaissait aussitôt que l’art incomparable est d’avoir fouillé dans la masse de plans et d’ombres de la nature, pour en extraire ses lignes d’une signification particulière et invariable.
Il ne faut pas perdre de vue que le dessin ne consiste pas seulement à délimiter le contour d’un objet, mais bien à en rendre toute la forme, intégralement. Non seulement il est le squelette sans lequel tout croulerait, la partie essentielle et en quelque sorte l’épure de l’œuvre d’art, mais encore par les directions de ses lignes, par son harmonie et ses heurts, par ses qualités de finesses et d’épaisseur, il détermine tout à la fois, et les 'rapports de valeur' des ombres entres elles, et la 'valeur' plus ou moins foncée de chacune d’elle. Au trait précis, souple, fin et nerveux d’un Gandara, il suffit d’un frottis d’estompe pour donner le relief nécessaire ; rarement des noirs purs, sauf peut-être dans une admirable lithographie de femme : tout en grisaille sur papier choisi de préférence de nuance grise. Et si le trait indique implicitement l’ombre, celle-ci à son tout indique explicitement la couleur. Elle donne la hauteur de ton, mieux on y pressent déjà des blonds ou des bruns et toute la gamme des teintes. Qui ne sait qu’un dessin de maître, traité au coulé ou à la sanguine évoque déjà par une secrète analogie, le coloris qui, lui correspond, et que l’artiste avec de simples oppositions de blancs et noirs, peut arriver à donner l’impression colorée des objets qu’il représente ? C’est en ce sens que le dessin est inséparable de la couleur, que la couleur de l’objet préexiste déjà dans sa représentation en tant que forme, et que Monsieur de La Gandara peut dire avec raison qu’Ingres aussi bien que Delacroix, ont « la couleur de leur dessin » et qu’il est impossible qu’il en soit autrement.
Le dessin est donc la base, l’architecture indispensable : on pourrait presque en somme, d’après cette seule donnée, pressentir ce que sera le résultat ; ce n’est plus qu’affaire de plus ou moins d’habileté. Et si La Gandara est un virtuose du crayon, il l’est aussi de la palette. C’est là surtout qu’il se rapproche de Vélasquez, du Vélasquez des dernières années du peintre de Philippe IV et de l’Infante Marie-Thérèse. Il n’a pas besoin de clair-obscur outré et enfumé que Le Caravage pris aux hollandais et Zurbaran au Caravage : là encore, son but est l’expression de l’impression et de l’impression exacte. Point de relief factice obtenu avec un éclairage à la chandelle ; sa manière est plus sobre. Le personnage reste isolé sur un fond bistre ou foncé, sans détails inutiles comme fait aussi Whistler. La recherche est dans le choix de la pose juste, dans l’étude très sure du visage et des mains en dessous : L’achèvement n’est plus qu’un jeu pour Gandara. Pour les chairs, pour les yeux, pour l’éclat d’un bijou, il réserve quelque fois l’empâtement, et son pinceau s’amuse agréablement à brosser le reste. La Gandara aime autant que quiconque la beauté de la matière, mais je ne crois pas qu’il la trouve exclusivement, comme certains dans l’entassement d’un centimètre de pâte : malgré quatre ou cinq couches leur peinture demeure toujours une peinture au mastic, tandis qu'il sait, lui, quand il le faut, n'effleurer que le fond, cachant à peine le tissu de la toile et laissant, à l'air ambiant, comme Vélasquez, le soin de nous donner l'illusion adorable et rare de chair, de cheveux, de soieries et de velours (…)"
La Plume (Monographie d’Antonio de La Gandara)
1902
(…) En 1899, à côté d'un coin du Luxembourg et de ses deux Etudes de paysans, Antonio de La Gandara nous donnait trois portraits qui sont comme le résumé de son art. Celui de Melle Henri Fouquier en robe bise avec la ceinture et le nœud bleu pâle au corsage, avec le grand chapeau à plumes évoque un peu la grâce d'un Gainsborough. Les bras, les mains et le cou sont maigres; le visage est très allongé, mat avec l'oreille dissimulée; les sourcils et les yeux rapprochés donnent à la physionomie je ne sais quel charme triste, et la forme de la chevelure châtain, rappelle celle des portraits de notre école française du XVIe siècle. L'attitude est simple, presque grave; la jeune fille est debout, de face et les bras frêles tombent gracieusement. Plus précieux, plus mièvre le portrait de la princesse de Brancovan-Chimay. La tête d'une petitesse extrême, aux lèvres rouges, aux yeux noirs, aux cheveux relevés en chignon haut, les boucles couvrant le front, est d'une modernité exquise; la jeune femme est assise presque de profil un peu penchée, les mains fines réunies sur les genoux, et la minceur exagérée du corps enfermée dans la robe de soie à reflets mauves dont les plis horizontaux serrent la taille, les hanches, les jambes et les genoux, pour s'évaser de là en plis verticaux jusqu'à terre, et ne laisser voir que le bout du pied menu. Et entre ces deux portraits d'un attrait différent, l'un doucement mélancolique, l'autre d'une mondanité délicieuse, voici celui de grande et simple allure de la dame à la rose de tout à l'heure, Mme Rémy Salvator. Elle se détache de trois quarts sur un fond vert très sombre, coiffée d'un petit chapeau à plumes blanches, vêtue d'une robe de satin noir fleurie de pierreries, l'échancrure du corsage et l'ouverture des manches laissent échapper un flot léger de mousseline blanche. Les trois têtes et les mains sont traitées avec le même souci de race, mais le pinceau s'est joué parmi les étoffes; la couleur très délayée semble avoir coulé sur les plis des robes pour produire des effets de miroitement soyeux. Car personne mieux que Gandara ne possède le secret mystérieux de rendre l'incarnat d'une peau de femme, la cassure d'un tissu, la souplesse d'un gant, le duvet d'une fleur, et il s'y attache en dilettante raffiné. Mais le tableau fini il n'y songe plus: il le laisse partir en quelque galerie d'un château d'Europe ou d'Amérique, l'oubliant déjà pour celui qu'il va peindre. Maintenant le voici qui vient de terminer le portrait de la grande-duchesse de Mecklembourg, une autre dame à la rose d'une grâce blonde et rêveuse: toute la poésie des races du Nord est enclose en la douceur du visage de vermillon fin; toute la poésie des amoureuses de Heine dans la pureté des bras et de la chair laiteuse et fraîche que fait valoir le gris-argent des perles; tout le poème des roses enfin, tant la petite rose courbée au bout des doigts est bien la sœur symbolique et inséparable de cette rose-fée de l'Allemagne des légendes et des minnesingers. Ainsi encore dans le portrait de Mme Guillaume Beer, presque de dos, la nuque rose dégagée, la tête de profil, et d’un mouvement charmant, ou dans celui de Melle Morlay en robe très riche, les cheveux ramenés sur le front et les grands yeux cernés d’un impeccable dessin bistré, très frappants à cause de l’éclat sombre des prunelles et de la ligne légèrement oblique des paupières.
Les portraits d’hommes peints sont peu nombreux dans l’œuvre d’Antonio de La Gandara ; il faut néanmoins noter ceux de M. Edouard Conte et de M. Paul Escudier, car je ne veux pas parler ici de celui de Salis qu’on voyait jadis au Chat Noir, fantaisie du temps où l’artiste s’amusait à dessiner les charges de Moréas, de Jules Jouy, de Goudeau, etc. A vrai dire, le portrait d’homme s’accommode mieux du dessin. Pour ses traits plus accusés, la ligne un peu dure du crayon semble préférable à l’enveloppe colorée dans laquelle se noie à demi la précision du contour, tout en donnant aux figures de femmes une sorte de recul mystérieux. Mais ce qui convient le moins au peintre, c’est surtout le vêtement masculin moderne. Tout ce qu’il peut avoir de particulier est dans la forme et, par conséquent, du domaine du dessin, tandis qu’il ne présente que peu de ressources au point de vue de la couleur et de la matière. Ni de dentelles, ni velours, ni soies aux teintes exquises de robes élégantes, mais la plupart du temps un costume d’étoffe foncée. Et pourtant cette sobriété même, si elle nous prive du charme des couleurs vives et chantantes, a l’avantage de concentrer tout l’intérêt sur ce que le personnage a de plus caractéristiques, le visage et les mains. Le portrait de M. Paul Escudier est un véritable chef d’œuvre en ce sens. Il est représenté debout, en habit noir et gilet blanc, dans une attitude simple, tenant d’une main un peu avancée sa canne et de l’autre le haut-de-forme. Quelque juste que soit l’écriture du vêtement enveloppant bien un vrai corps, c’est à la main et à cette tête nerveuse et fine que va l’attention. Il faut admirer la construction solide du front sous les cheveux en brosse, avec la légère ligne d’ombres faisant saillir la tempe ; il faut admirer la vie expressive des yeux clairs et le dessin du nez et celui de la bouche sous les moustaches relevées, et la vérité de la chair et la facture tout à la fois parfaite et sans minutie de la barbe blonde et légèrement ondulée. A ce visage de distinction rare se détachant du fond sombre de la toile, la main avancée qui tient la canne sert de rappel non seulement de couleur, mais aussi de caractère : c’est la même nervosité et la même finesse, et le peintre, on le sait, est maître en l’art de marquer les mains de leur physionomie propre et saisissante. Antonio de La Gandara nous avait déjà donné quinze à vingt portraits de femmes ravissantes ; jamais peut-être cependant il n’avait atteint à une aussi grande pureté de style, jointe à une telle sobriété de moyens, et cette toile le classerait parmi les meilleurs portraitistes contemporains s’il ne l’était déjà. Au reste je ne vois guère ce qu’il pourrait ajouter à son œuvre, à moins que ce ne soit la coquetterie du portrait équestre : souhaitons que malgré ce temps de pédaleuses et de chauffeurs, il puisse nous évoquer un jour l’envolée de quelque jolie amazone contemporaine traversant au galop d’un cheval de race un de ces paysages choisis d’allées et de parcs qu’il aime par-dessus tout."
Larousse Mensuel Illustré
Octobre 1917
" La Gandara (Antonio de), peintre français, né à Paris en 1862, mort dans cette ville le 30 juin 1917. Très jeune, en 1876, il entra à l’Ecole des beaux-arts et il y fut jusqu’en 1881 élève de Gérôme. Mais son admiration allait surtout aux portraitistes d’Espagne et d’Angleterre. La famille de son père était, du reste, espagnole, celle de sa mère anglaise.
Il est remarquable que l’artiste moderne ait su, dès ses débuts, synthétiser les traditions des deux races qui se confondaient en lui et donner ainsi à ses œuvres un caractère tout à fait particulier. Il envoya au Salon des Champs-Elysées, en 1883, un Saint Sébastien, mais il resta ensuite dix ans sans exposer de nouveau. Il ne reparut qu’en 1892, au Salon du Champ-de-Mars, avec un portrait de la comtesse de Montebello, et fit la même année une Exposition particulière, où les portraits de la comtesse de Greffulhe, de la princesse de Caraman-Chimay, du prince de Sagan, du prince de Polignac, du prince Borghèse étaient réunis. Le succès de cette Exposition fit de La Gandara l’un des portraitistes favoris du monde aristocratique. Dès cette époque, d’ailleurs, toutes les qualités du peintre s’y révélaient, et son exécution seule prit dans la suite plus de souplesse et de sobriété.
Dans les premières œuvres de La Gandara, on rencontre encore, en effet, des empâtements qui, malgré leur modération, pourraient faire songer autant à Zurbaran qu’à Vélasquez. N’ayant pu retrouver le métier de ce dernier, dont les larges coulées de couleur, selon qu’elles couvrent entièrement la toile ou la laissent apparaître, donnent des valeurs plus ou moins foncées et un modelé d’une simplicité extrême, Antonio de La Gandara assouplit son exécution en réservant les pâtes ou plutôt les demi-pâtes pour les parties claires des visages et des mains et en n’employant que des jus colorés pour les parties sombres. Il se rapprochait ainsi de la méthode de travail des maîtres anglais comment Thomas Lawrence. Parmi les peintres modernes, son aîné, James Whistler, formé aux mêmes écoles, lui indiquait la voie.
On peut suivre cette évolution vers la sobriété dans la suite de portraits exposés au Salon de la Société Nationale des beaux-arts : le comte de Montesquiou (1893), la princesse de Chimay (1894), Sarah Bernhardt, Rose Caron, Paul Verlaine (1895), Mme Rémy Salvator, Henri Fouquier (1899), Melle Morlet, Paul Escudier (1901). La présentation des personnages est en général d’une grande aisance ; les attitudes sont naturelles, sans mouvement inutile ; elles confèrent aux œuvres de l’artiste beaucoup de noblesse et de style. Cette qualité est accentuée encore par un dessin sommaire autant qu’il sied et plein de caractère. Antonio de La Gandara, pour éviter les surcharges de couleur, travaillait avec une attention vive ; il ne traçait un trait qu’après s’être assuré de sa justesse et de sa puissance expressive ; il ne posait une touche qu’après en avoir longuement vérifié la qualité et l’exactitude. Ainsi s’explique l’économie remarquable de son métier, en même temps que sa franchise. La gamme colorée dans laquelle il aimait à peindre était généralement sourde et sans éclat factice ; et, s’il ne cherchait dans les visages et les mains que l’essentiel du modelé, il se montrait dans les étoffes un exécutant prestigieux ; il aimait les tonalités choisies, les bruns mordorés, les roses fanés, les gris d’argent.
Les succès du portraitiste ont fait tort au paysagiste qu’était également Antonio de La Gandara. Dès 1896, il avait envoyé au Salon un Coin des Tuileries ; pour se délasser, il aimait à brosser des vues de Paris et surtout des vues de parcs. Là encore, il avait été guidé par l’exemple des Jardins de la villa Médicis de Diego Vélasquez. Avec moins d’opulence, sans doute, mais avec un sens artistique d’une acuité rare, l’artiste moderne avait tracé des vues nombreuses du parc du Luxembourg : la Colonne (1899), le Bassin (1902), le Statue de Mme de Montpensier (1909), sans parler d’études diverses du jardin cher à Watteau ou des Tuileries ou même de Versailles (la Statue d’Apollon [1914]). Amoureux du style et des lignes harmonieuses, La Gandara trouvait en ces motifs une ordonnance déjà parfaite ; il en accentuait encore le parti décoratif, cherchait avec soin la courbe d’une tige de fleur ou d’arbre, le dessin d’un bouquet de corolles ou de feuilles, les rapports de tons discrets et riches. A plusieurs reprises, il se servit de ces motifs comme fonds de ses portraits ; ainsi fit-il pour une Jeune Femme et une Vieille Femme dans un parc (1901) et pour le Jeu de cache-cache (1902). De Paris même, il avait, dès ses débuts, donné des Effets de nuit sur le boulevard ; plus tard, il revint aux architectures choisies et peignit Notre-Dame, la place de la Concorde, la place des Victoires (1913) : celle-ci est l’une de ses plus parfaites études ; elle rivalise de perfection avec une vue de la Porte Saint-Denis, assez récente. Le peintre ne négligeait pas d’animer ses paysages de petits personnages, et son souci de la vérité des attitudes, de la sobriété de l’exécution leur donnait un caractère fort précieux.
Il est possible que, dans l’avenir, les portraits d’Antonio de La Gandara ne conservent pas, malgré leur beau style, toute la faveur dont ils ont joui dans notre temps. Peut-être reprochera-t-on au peintre de n’avoir pas toujours assez insisté sur le modelé des visages ; d’avoir trop sacrifié à l’agrément d’une robe ; d’avoir négligé les corps pour le costume et d’avoir cédé à la nécessité de travailler d’après le mannequin plutôt que d’après le modèle ennuyé d’avoir à subir des séances de pose.
Les élégantes figures de La Gandara resteront, cependant, des exemples précieux des modes de la troisième République, comme celles d’un Winterhalter le sont pour les modes du second Empire. Mais les amateurs d’art délicat continueront, sans doute, à rechercher ses jolies vues de jardins et de rues de Paris, comme ils recherchent encore les petits paysages d’un Jean Breughel ou les délicates vues vénitiennes d’un Guardi ou d’un Marieschi.
Le musée du Luxembourg conserve d’Antonio de La Gandara la Dame à la rose (Mme R. Salvator) et celui de la Ville de Paris un Paul Escudier qui fait penser aux figures du temps de Henri IV. Parmi les dernières œuvres de l’artiste, il convient de citer encore les portraits de Polaire (1905), de Mme Nagelmackers (1908), de Line Cavalieri (1914). Enfin, on retiendra que La Gandara fut un fort agréable dessinateur au pastel : en ses études sur papier teinté, d’une très belle écriture, il se rapproche autant des maîtres français du XVIIIe siècle, de Boucher entre autre, qu’il estimait fort, que des maîtres anglais."